La Légende du Précieux Sang…

Ceci n'est que l'une des nombreuses histoires au sujet du Précieux sang.

Le duc Guillaume (dit Longue épée, fils de Raoul, duc de Normandie) décède.

Il laisse un fils, Richard.

Ce dernier ayant surmonté ses ennemis, se voyant redouté et estimé de tous ses voisins, paisible dans le gouvernement de son Duché, et porté d'un grand zèle, se mit à examiner sérieusement l'église de Fécamp, qui avait été bâtie et fondée par son Père.

Il appela son chapelain, nommé Harrager, et lui parla de la sorte :

Il y a déjà longtemps que le duc Guillaume, mon père, est mort. J'appréhende que, comme j'ai souffert plusieurs pertes et persécutions, cette église, qui a été par lui fondée, n'aie enduré beaucoup d'incommodités et dommages, faute de bonne conduite. C'est pourquoi je désire que l'on fasse venir messire Robert, qui a été chapelain de mon père en cette même église, et Richard, trésorier, son frère, qu'il m'apporte aussitôt toutes les pièces d'écriture des donations faites en cette dit église par mon père, le duc Guillaume. Et par les barons, avec tous les mémoires de toutes les reliques, afin que je considère si tous les biens de cette église n'ont point été diminués de quelques choses depuis sa mort."

Aussitôt, on fit ce que le Duc avait commandé, et on apporta un grand nombre d'écritures de tous côtés, dans lesquelles on trouva un rouleau d'écritures qui contenait à peu près ce qui suit :

Dans l'enclos de cette église de Fécamp est le prix de la Rédemption du monde, sous quelqu'un des autels, lequel précieux trésor est sans doute venu des pays de Jérusalem jusqu'à nous, en cette contrée, comme l'écrit suivant le fera connaître.

Joseph d'Arimathie, ainsi que l'église Catholique le reconnaît, alla trouver Pilate, et lui demanda le corps de Jésus-Christ, ce qu'il obtint facilement, et ayant pris avec lui Nicodème, pour le mettre au tombeau, en laquelle déposition Nicodème, qui était celui qui était venu trouver Jésus pendant la nuit, selon l'évangile de Saint Jean, porté d'une très sainte piété et amitié, enleva, par le moyen de son couteau, le sang de Jésus, qui était figé autour des plaies de ses pieds, de ses mains et de son côté, et le mit dans son gant. Il cacha le gant rempli ce de sang précieux dans son coffre-fort, secrètement, et le conserva avec grand respect, pendant toute sa vie, l'aimant et chérissant grandement.

N'ayant pas d'enfants, il confia son secret à son neveu Isaac, lui donna son gant avec le trésor incomparable qui était dedans et lui dit :

"Voilà le sang de ce vrai prophète Jésus que nos anciens pères ont fait injustement crucifier. Gardez-le avec respect, et sachez que tant que vous rendrez à ce divin trésor le culte et l'honneur qu'il mérite, vous ne pourrez jamais manquer de rien et vous aurez des biens en abondance."

Isaac reçut donc, avec de grandes reconnaissances, le présent précieux de la main de son oncle, et n'oublia jamais le conseil qu'il lui avait donné. Le serrant soigneusement dans une armoire, et tous jours, ne manquait pas de lui rendre les honneurs et les mêmes adorations que lui avait rendus son oncle Nicodème. Il arriva donc que lui, qui par le passé avait été dans la disette et dans la pauvreté, devint subitement riche, très considérable et de grande autorité. Mais sa femme, admirant une si grande abondance de richesses, curieuse d'en savoir la cause, interrogea son mari en ces termes :

"Faites connaître d'où vous est venue une si grande abondance de biens en si peu de temps."

A quoi il répondit : "C'est par un bienfait de Dieu, comme je le crois."

Laquelle réponse l'irrita parce qu'elle craignait que son mari ne fit quelque chose contraire à la foi judaïque.

Un jour donc, Isaac étant à genoux, prosterné, faisant son oraison devant son armoire où était enfermé ce précieux trésor, fut surpris par sa femme en cette posture, et aussitôt elle le fit accuser en la présence de tous les juifs, disant qu'elle l'avait surpris adorant une idole.

Cette accusation étant faite, il fut mandé devant le consistoire, pour être condamné des autres juifs, étant convaincu d'avoir péché contre la loi.

Il nia être coupable d'un tel crime, et comme il n'avait jamais été soupçonné de la moindre transgression de la loi, on ne voulut pas le condamner par l'accusation d'une seule femme.

Mais quelle merveille ! Il avait pour protecteur celui dont on honorait le sang précieux.

Enfin il sortit du consistoire, blanchi du crime dont on l'accusait. Les Juifs, cependant, l'avertissant de ne rien faire à l'avenir qui fût contraire à la loi, et de ne point adorer l'idole.

Or, connaissant qu'on lui dressait continuellement des embûches, et qu'il ne pourrait plus librement adorer le Précieux Sang s'il demeurait plus longtemps en Jérusalem, il en sortit le plus promptement qu'il put, et alla demeurer en la vielle de Sidon, en un logis qui n'était pas beaucoup éloigné du bord de la mer, et, en ce lieu là, sans crainte, rendait au Précieux Sang ses honneurs et ses adorations, comme il avait accoutumé auparavant.

Or, une nuit, étant endormi sur son lit, il lui sembla entendre une voix qui lui disait :

"Tite et Vespasien, empereurs de Rome, doivent venir en ce pays de l'Italie, accompagnés de plusieurs légions de soldats qui détruiront tout Jérusalem et renverseront le temple".

Isaac étant éveillé de son sommeil, et surpris de la voix qu'il avait entendue, fut fort affligé, et fut beaucoup en peine de ce qu'il devait faire du Précieux Sang, et pensa avec grand soin où il le pourrait cacher.

Il choisit parmi ses idées la suivante : il ferait un trou rond dans un gros figuier qui était dans son jardin, puis y enfermerait secrètement le Précieux Sang.

Il exécuta donc son plan. Mais appréhendant que l'humidité du bois vert ne consommât le gant, et ensuite que le précieux Sang n'en reçût quelque diminution, il fit un petit vaisseau de plomb, long et étroit, selon la grandeur du trou qu'il avait fait au figuier, et ayant mis le sang précieux dans le vaisseau, il le ferma et le souda, et l'enferma dans un autre vaisseau de plomb. Isaac, ayant fait cela selon le désir de Dieu, mit les vaisseaux de plomb dans les trous qu'il avait fait au figuier, et les boucha. Mais ayant fait ces choses, l'écorce du figuier couvrit ces deux vaisseaux si bien, qu'il n'y resta aucune marque de l'ouverture qui y avait été faite. Isaac, surpris et réjoui par la nouveauté d'un si grand miracle, crut que ce précieux trésor n'était pas seulement le sang d'un homme mais aussi d'un vrai Dieu et homme.

Un autre jour qu'Isaac reposait sur son lit, il lui sembla réentendre la voix, cette fois elle le prévenait de l'arrivée des Romains, de la destruction et du renversement de la ville et du temple de Jérusalem, et qu'il devait dès le lendemain couper l'arbre où il avait renfermé le précieux sang, en le laissant dans le tronc.

Isaac se mit donc à l'œuvre dès le lendemain, et ce de grand matin.

Le tronc demeura tel quel pendant quelques temps, mais les fréquentes inondations lui ôtèrent la solidité de ses racines et il cessa de vivre. Isaac voyant donc cela et n'ayant aucun autre lieu pour le cacher secrètement, le mit en la mer, avec grand regret. Et les larmes aux yeux, pria Dieu tout puissant en cette manière :

"Souverain de toutes les puissances, créateur de toutes les créatures, qui avez envoyé le vrai prophète Jésus-Christ pour sauver les hommes, duquel le Sang Précieux est caché en ce tronc, qu'il vous plaise de le regarder et de le conduire en quelque lieu honnête auquel on lui puisse rendre l'hommage qui lui est due. Votre divine bonté sait que s'il m'avait été possible de le retenir sans blesser la loi judaïque je ne l'aurais jamais mis en la mer."

Isaac ayant donc achevé sa prière, demeura grandement affligé et ne put être consolé de personne, ne pouvant et ne voulant pas faire connaître la cause de sa douleur.

Mais Jésus qu'il avait si ardemment aimé eu compassion de lui. Il lui envoya un doux sommeil qui mit fin à sa tristesse, et il lui apparut, pendant ce sommeil, lui parlant en ces termes :

"Isaac, ne vous attristez pas pour le tronc que vous avez mis en la mer, car il sera porté en un lieu des dernières provinces de la France."

Isaac consolé et rempli de joie par la promesse de cette apparition, raconta à sa femme et à ses voisins sa vision, faisant le récit de toute cette histoire.

Le bruit de ce que nous venons de rapporter se répandit tellement dans tout le territoire de Jérusalem, et la renommée s'en étendit si loin, que nous en avons souvent entendu le récit en notre pays. Et les juifs mêmes, pour l'autorité d'Isaac et de Nicodème, voulant conserver la mémoire d'un bruit si extraordinaire, le marquèrent en lettres hébraïques dans leurs annales.

Le tronc porté par les eaux de la mer, fut jeté en cette vallée, Dieu le permettant de la sorte, ainsi que nos pères nous ont raconté.

A laquelle vallée il donna le nom, ainsi que l'on fera connaître au lecteur. Que si ceci n'était pas véritable, le nom et le récit qui nous a été fait par nos anciens, n'aurait été que trop mis en oubli, depuis une si longue antiquité ; car le bruit qui est faux est aussitôt éteint, et ne continue pas si longtemps.

Or, en ce temps, la mer s'étendant beaucoup loin de cette vallée, il arriva que le tronc fut jeté par la mer sur la terre, en un lieu de cette vallée tournoyante et remplie d'un grand nombre de bois, éloignée du bord, et demeura fort longtemps en ce lieu, sans être connu ni révélé de personne ; et la mer s'étant retirée de ses propres limites plus qu'à l'ordinaire, et cette vallée demeurant sèche et presque sans être arrosée des eaux de la mer, cet arbre inconnu resta couvert de terre, de boue et d'herbe verdoyante.

Un homme nommé Bozo parcourut tout le pays de Caux, cherchant quelque lieu agréable où il put s'arrêter et y bâtir quelque demeure.

Étant venu jusqu'à ce pays, et y ayant trouvé une terre fertile, proche de la mer, au milieu de laquelle coule un agréable cours d'eau douce, voyant que ce lieu était environné de forets très épaisses, remplies de toute sorte d'animaux pour la chasse, il s'y arrêta, et y bâtit quelque édifice, et nomma ce lieu de son nom : Bullaire Debo.

Il convertit à la foi une certaine femme nommée Merca, à laquelle ensuite il se maria (ils vécurent fort longtemps ensemble, bien unis, heureux, abondants en richesse, et eurent plusieurs enfants de leur mariage).

Un jour, comme les enfants de Bozo faisaient paître leurs troupeaux, en ce même lieu de la vallée, en laquelle était demeuré le tronc, d'autant que le pâturage en ce lieu était plus fertile et plus agréable qu'en tout autre lieu, ils trouvèrent trois verges tendres, belles et verdoyantes, couvertes de feuilles, desquelles un de ses enfants en coupa une qu'il porta en sa maison.

Bozo, qui de naissance était romain, regardant ses enfants, et considérant cette verge, leur demanda en quel lieu de la foret ils l'avaient trouvée. Ils lui répondirent :

"Mon père, ça été dans la vallée que vous savez être la plus fertile en herbage que les autres ; il y en a encore deux semblables à celle-ci, que nous n'avons pas voulu couper, parce qu'elles nous semblaient trop tendres".

Bozo leur répondit :

"Demain j'irai avec vous, et je verrai si vous dites la vérité"

Bozo, dès le matin, s'en alla avec ses enfants sur le lieu. Considérant que ces verges étaient fort tendres et qu'elles étaient d'un figuier, il ne les coupa point, mais comme il savait ce que c'était que le jardinage, puisqu'il en avait fait son métier, il les enleva du tronc adroitement, les détacha, et les planta dans son jardin. Puis il s'efforça de tirer le tronc de la terre, à coup de houe et autres instruments, et quoi qu'après avoir ôté la terre de coté et d'autres dudit lieu et du tronc, en sorte qu'il était entièrement découvert, il ne put cependant nullement le remuer de la place.

Les verges qu'il avait plantées devinrent de grands arbres qui produisirent quantité de fruits, et ces arbres furent les premiers qu'on eu jamais vus de cette sorte, dans ce pays, et on assure qu'ils donnèrent aussi le nom à ce champ qu'on appelle le Champ du Figuier, qui néanmoins fut nommé depuis le Grand-Champ parce qu'il avait une si grande abondance d'herbes, que, quelque grand nombre de bêtes qu'on y put amener au pâturage, elles ne pouvaient être consommées.

Bozo mourut ; sa femme, Merca, demeura veuve avec ses enfants tout le reste de ses jours.

On rapporte qu'un jour, en temps d'hiver, un certain pèlerin, homme d'un bon port et d'un âge vénérable, vint au logis de Merca, la prier de le recevoir pour hôte. Merca qui était une femme d'une grande vertu et fort charitable, reçut cet étranger en son logis, avec toute la courtoisie qu'elle put. Comme sur le soir, cet étranger avec Merca et ses enfants étaient proches du feu, Merca se souvenant toujours de son mari défunt qu'elle ne pouvait oublier, dit d'une voix plaintive :

"O mon mari, si vous viviez, nous aurions quelque grande pièce de bois, comme on a coutume de faire au prochain jour de la fête de la Nativité de Notre Seigneur"...

Ses enfants voyaient qu'elle s'affligeait, dirent entre eux :

"Cherchons quelqu'un qui nous puisse aider, et apportons demain ce tronc qui est dans le champ du figuier".

Merca, ayant entendu ses enfants, leur dit :

"Votre père a fait ce qu'il a pu pour l'apporter, cependant par toute son industrie et avec tous ses efforts, ne l'a pu nullement remuer. Ainsi avec tous vos soins et tous vos efforts, vous ne pourrez en venir à bout"

Cet étranger, entendant la contestation de la mère et de ses enfants, leur demanda ce qui était de ce tronc, en quel lieu il était, et pourquoi on appelait ce champ le Champ du Figuier ; auquel Merca répondit :

"Ce que vous demandez est merveilleux, mon ami"

Et il lui répartit : "Servante de Dieu, je vous prie de me dire quelque chose de ce tronc"...

Cette femme voulant satisfaire aux demandes de cet homme, lui raconta ce qui était arrivé des trois verges que ses enfants avaient trouvées sortantes de ce tronc, lorsqu'il était encore couvert de terre et d'herbe, et comme elles avaient crû et multiplié après avoir été plantées, et avaient produit abondance de fruits, et comme le champ où ce tronc avait été trouvé était devenu fertile et abondant en herbe et pâturage.

Cet étranger, qui, peut-être, avait été envoyé de Dieu pour cela, ayant entendu le récit que lui en fit Merca, lui dit :

"J'irais demain avec vos enfants, et ayant mis ce tronc dans le chariot, si Dieu le permet, nous l'amènerons jusqu'ici, et si nous ne pouvons pas le conduire jusqu'ici, le chariot venant à manquer ou Dieu ne le permettant pas, du moins il en sera plus proche, et le lieu en deviendra plus fertile et abondant"

Dès le matin, ayant donc préparé le chariot, le pèlerin avec tous les domestiques allèrent vers le lieu où était le tronc ; où étant arrivés, cet étranger le leva et le mit sur le chariot, avec autant de facilité que s'il n'eut été aucunement pesant ; et les bœufs, venant à tirer le chariot, le roulèrent facilement jusqu'au lieu où l'église abbatiale de Fécamp a été bâtie ; où étant arrivés, Dieu le permettant ainsi, il devint tellement pesant que non seulement il fut impossible de passer plus outre, mais aussi par sa pesanteur il brisa le chariot.

Alors, le Pèlerin étranger se prosternant la face en terre, pria quelque temps, et ayant achevé son oraison, marqua le signe de la croix sur le tronc, et sur ce signe assembla un monceau de pierres en façon d'autel, et dit à ceux qui étaient là présents :

"Heureuse cette province, plus heureux ce lieu, mais aussi très heureux ceux qui auront le bonheur de voir et d'honorer le prix du monde qui est contenu en ce lieu".

Et, ayant dit ces paroles, il disparut, devant toute l'assemblée, et ne fut plus vu.

Étant donc tout surpris, les enfants de Merca retournèrent en leur logis, et lui racontèrent ce qu'ils avaient vu ; ce que Merca ayant appris, rendit grâce à Dieu de ce qu'il avait honoré sa maison de la réception d'un tel hôte ; et depuis ce jour, cette vallée devint tellement abondante en herbage, que, pour quelque quantité de bêtes qu'on put amener au pâturage, elle ne paraissait aucunement diminuer.

Cette vallée, à cause du tronc qui y était, fut longtemps aimée et hantée par les habitants et peuples circonvoisins, d'autant que leurs bestiaux, étant nourris en ces pâturages, devenaient plus grands et plus beaux, donnant aussi une plus grande abondance de lait ; et la forêt qui en était proche, était si commode pour les chasseurs, que les principaux seigneurs du pays de Caux y venaient souvent pour le divertissement de la chasse.

Le duc Ansegise, avec plusieurs seigneurs, se disposant de descendre en cette vallée, fit disposer ce qui était nécessaire pour y prendre le divertissement de la chasse ; y étant arrivés, commanda de détacher les chiens, qui aussitôt coururent de coté et d'autre, faisant grand bruit en aboyant et cherchant leur proie. Un cerf d'une étonnante grandeur se trouva devant eux, ce qu'on sait assez par le rapport qu'en ont fait nos anciens, qui ayant été longtemps poursuivi par les vallées et buissons, arriva enfin au lieu où était le tronc, où étant et ayant incliné sa tête vers ceux qui le poursuivaient, demeura immobile. Alors les chasseurs et les chiens qui couraient après demeurèrent tellement privés de l'usage de leurs membres, qu'il fut impossible à aucun d'eux de s'approcher de cerf qu'ils poursuivaient.

Le Duc d'Ansegise, surpris d'un si prodigieux miracle, se prosterna en terre, pria Dieu humblement de lui faire connaître, quoiqu'indigne de cette faveur, ce qu'il plaisait à sa divine bonté lui marquer par le cerf, en la présence duquel ses chevaux et ses chiens étaient privés de l'usage de leurs membres ; et, continuant son oraison attentivement, le cerf marche petit à petit, et fait comme un grand tour de cercle autour du lieu où il était arrêté, et son tour achevé, il disparut et ne fut plus vu.

Alors les chasseurs et les chiens recouvrèrent le premier usage de leurs membres et l'empêchement qui leur en était fait, et furent entièrement guéris. Ansegise ayant remarqué les traces du cerf, commanda qu'on lui apportât des branches d'arbres, desquelles il composa une façon de chapelle et oratoire, autour du lieu où le cerf avait fait le circuit par ses pas, désignant le lieu où il s'était arrêté, pour y placer l'autel, promettant à Dieu, par vœu, que s'il vivait, il ferait édifier une église en l'honneur de la sainte ; mais il ne put accomplir son vœu.

Après la mort d'Ansegise, ce lieu étant demeuré inconnu et inhabité, devint un lieu de pâturage pour les bêtes qui y venaient comme avant l'apparition du cerf. Plusieurs années s'étant écoulées jusqu'au règne de Clotaire, Roi de France.

Le bienheureux Waninge qui pour lors était conseiller et favori de ce roi, fut envoyé par les mêmes princes du pays de Caux, pour gouverneur de la province. Waninge étant donc arrivé en ce pays, avait coutume de venir en ces quartiers de Fécamp, pour y prendre le divertissement de la chasse, à cause de la bonté des forets et de la multitude des bêtes de la chasse dont elles étaient remplies : ne reconnaissant la sainteté du lieu, et n'étant pas informé des habitants pourquoi Ansegise l'avait tant aimé et révéré, ou quel pourrait être le lieu, il n'eut pour lui aucune vénération comme avait fait Ansegise.

Néanmoins, la divine providence qui voulait faire connaître le sacré dépôt qui était renfermé dans ce lieu, le choisit pour édifier ce lieu vénérable ; ce qu'il fit entendre d'une manière extraordinaire, car il fut très longtemps travaillé de la fièvre, de sorte qu'il fut presque réduit à l'extrémité ; car ceux qui étaient là présents le tenaient pour mort.

Pendant ce grand assoupissement que lui avait causé son extase, il lui sembla être conduit vers les lieux des damnés, où les pécheurs souffrent des peines cruelles dues à leurs péchés, et ensuite considérer le repos des justes, où ils sont remplis de félicité et de bonheur.

Considérant ces choses, il est lui-même observé et conduit devant un juge terrible par ses regards menaçants, duquel il connut facilement qu'il avait grandement péché, en ce qu'il n'avait pas respecté ni honoré ce lieu saint, que le duc d'Ansegise eut fait édifier en l'honneur de la Sainte s'il eut vécu. Comme donc il demeurait prosterné devant ce juge formidable dont il attendait la sentence par les prières de la bienheureuse martyre Eulalie, le juste juge lui fut favorable, le guérissant de la fièvre, et lui prolongea sa vie de vingt ans, et le commit sous la garde et le soin de cette sainte martyre afin qu'elle l'instruisit de quelle manière il devait faire bâtir un temple.

Celle-ci lui ordonna de jeter les fondements d'une église en l'honneur de la Trinité sur ce lieu et il édifia une abbaye, et fit venir la sainte fille Childemarche, qui était pour lors à Bordeaux, pour en être la première Abbesse.

Waninge étant donc revenu à soi de son extase, raconta à ceux qui étaient présents proche de lui cette vision surprenante qu'il avait eue ; et sa santé étant parfaitement rétablie, après avoir pris avis de saint Ouen, pour lors archevêque de Rouen, et de Saint Wandrille, abbé et fondateur de l'abbaye de Fontenelle, il s'en fut trouver le roi Clotaire, auquel il fit récit de ce qui lui était arrivé, et l'ordre qu'il avait reçu de bâtir une abbaye.

Le roi, l'ayant entendu avec admiration, le renvoya avec pouvoir de l'accomplir soigneusement.

Et Waninge étant de retour, s'informa soigneusement du lieu où le cerf avait été vu par Ansegise, et, l'ayant connu par les anciens habitants du pays qui lui apprirent les merveilles qui y étaient faites, construisit une église, selon ce qui lui avait été enjoint par Sainte Eulalie ; et, lorsqu'il faisait bâtir et construire cet édifice, plusieurs personnes anciennes lui racontèrent grand nombre de miracles qui étaient faits, dont nous avons parlé ci-dessus : du tronc, du pèlerin étranger qui l'avait transporté, et de l'apparition du cerf. Ce que Waninge ayant entendu, comme il était homme de grande sainteté, il rendit grâce à Dieu de l'avoir bien voulu choisir pour accomplir un ouvrage si saint.

Il apprit aussi que les trois verges qui sortaient du seul tronc signifiaient la très sainte Trinité en une seule substance, à laquelle cette église devait être consacrée. Waninge ayant achevé son ouvrage, et ayant mis en ce lieu une communauté de religieuses auxquelles il donna l'ordre qu'il avait reçu de la bienheureuse Childemarche, supérieure, et les vingt années qui lui avaient été données étant accomplies, et ne pouvant aller au-delà du terme il passa de cette vie à une meilleure, et depuis ce temps, jusqu'à présent, ce lieu a toujours été appelé Fécamp.

Or, la religion chrétienne fut fort longtemps révérée et grandement étendue en ce pays, jusqu'à ce que les furieuses cruautés de quelques païens venus en ces lieux pillèrent et ravagèrent de fond en comble l'abbaye qui avait été fondée en ce lieu, et firent mourir cruellement les saintes vierges servantes de Jésus-Christ qui y demeuraient et qui, pour éviter que ces barbares païens ne violassent leur pudeur, s'étaient avec un courage sans pareil, toutes coupées le nez et les lèvres, afin que paraissant difformes et défigurées, ils en eussent plutôt de l'horreur que de l'envie ; et elles conservèrent par ce moyen, le trésor de leur chasteté, mourant par les armes de ces cruels, pour leur divin époux, à qui elles étaient consacrées et vouées. Quelques temps après, ces désordres s'étant écoulés, et quelques autres de ces païens étant retournés avec de grandes forces, Ceux restés furent, par un coup de Dieu, convertis à la foi, et s'appliquèrent d'étendre et faire révérer la religion chrétienne que par auparavant ils persécutèrent.

Le premier prince et chef de ces païens qui embrassa la religion chrétienne fut le premier duc de Normandie, nommé Raoul, qui étant mort, laissa pour successeur audit duché le duc Guillaume, qui fit réédifier ce lieu qui avait été ruiné par ses prédécesseurs. Il y fit bâtir une église sur les ruines de l'autre ; laquelle étant achevée, il fit venir plusieurs évêques pour en faire la dédicace, avec quantité de peuple, ecclésiastiques et laïques.

Alors un homme inconnu, d'un port majestueux, entra dans l'église, et porta sur l'autel, en présence de tous une façon de couteau, sur lequel nous avons vu écrit : In honore sanstissimae et individuae Trinitatis (En l'honneur de la sainte et individue Trinité). Lequel étranger inconnu nous croyons sans doute avoir été un ange de Dieu, puis, ayant fait son offrande, il retourna sans empêchement, et monta sur une pierre dure qui était dans une cour proche de la porte de l'église, où ayant imprimé la marque de ses pieds, en présence de tout le peuple, comme dans de la boue ou de la poussière, s'éleva en l'air, et depuis ne fut plus vu d'aucun.

Et c'est ici que fini ce qui était écrit sur le rouleau.

Notre illustre duc Richard ayant entendu cette lecture, commanda la recherche du tronc sous les autels ; et ayant pris des instruments nécessaires pour cet effet, on chercha soigneusement, de sorte qu'il fut trouvé. Le duc étant présent en rendit grâce à Dieu.

Il fit bâtir une très belle église et très grande, comme on peut la voir, et mit dans les fondements la moitié du tronc et de la pierre dure sur laquelle l'ange fut vu monter au ciel, ayant laissé la marque de son pied ; et voulut que l'on conservât l'autre partie de cette pierre, pour rendre témoignage de ces miracles à la postérité.

Il cacha diligemment le sang de Jésus avec l'autre partie du tronc, en quelque lieu de la muraille, en présence de peu de témoins, ce que ayant fait, il acheva l'édifice d'une auguste et magnifique façon ; et après avoir envoyé les religieuses qui étaient à Montivilliers, il mit des chanoines auxquels il donna de grands biens et de grandes dignités, de son patrimoine.

Le 19 Juillet 1171, sous le règne d'Henri II, roi d'Angleterre, pendant qu'Henri, premier du nom était cinquième abbé de Fécamp, ce tronc incomparable, fut recouvert enfermé dans une certaine colonne de pierre ronde, peu éloignée de l'autel de Saint-Sauveur, où est à présent le maître-autel.

Le devant de la muraille ayant de chaque coté une semblable colonne, où plusieurs personnes, au temps qu'elles priaient de coté et d'autre, autour de cette colonne, infirmes, débiles, aveugles et boiteux, ont recouvert la santé. Diverses personnes, et de plusieurs sortes d'infirmités, y sont venues rendre grâce à Dieu ; et quelques-uns presque réduits à la dernière extrémité, et ayant recouvert une parfaite et entière santé, s'en sont retournés chez eux, pleins de force, priant et remerciant Dieu.

Cette histoire est copiée sur le vrai original étant dans le chartrier de l'Abbaye royale de la très sainte et individue Trinité de Fécamp, approuvé et certifié de plusieurs Rois de France, abbés, prieurs, religieux, ducs de Normandie des siècles passés, Archevêques, évêques et seigneurs de différents endroits, et particulièrement de Monseigneur de Villeroy, pour lors abbé de Fécamp, qui après avoir eu communication de l'original de cette copie, et eu aussi la dévotion de visiter le Saint Trésor, l'attesta, le vérifia, et reconnut que cette relique est le véritable trésor du précieux sang de Jésus-Christ.

Or, pour avoir une plus grande vénération que par le passé, il établit et ordonna une très louable et très sainte cérémonie, par une célébration de la Fête du précieux Sang. Il ordonna, pour cet effet, qu'on envoyât des mandements à toutes les paroisses de huit à dix lieues alentours de Fécamp, pour faire savoir que le vendredi de la Passion, l'on instituerait et établirait, pour toujours, la fête du Précieux sang, dans l'abbaye de Fécamp, et aux paroisses qui en dépendent.

Il ordonna et fit défense aussi aux bourgeois et marchands et artisans de travailler, et de tenir leurs boutiques fermées pendant toute la journée, sous peine d'amende pécuniaire pour l'hôpital de ce lieu ; ce qui fut fait et exécuté, et mandements envoyés et publiés.

Le jour du jeudi de la Passion arrivé, Monseigneur de Villeroy, pour lors abbé de Fécamp, assista aux premières vêpres, qui furent chantées en musique, ainsi que tout le reste de l'office.

Le Vendredi de la Passion, on commença par l'exposition de la sainte relique du précieux Sang ; immédiatement avant la procession, on chanta à genoux l'ancienne Jesum ut populum. Ensuite on fit la procession, en chantant les litanies du Précieux Sang, en musique, avec la sainte relique, que Monseigneur portait sous le dais, avec les mêmes cérémonies et encensements qui se font tous les ans ce jour-là.

Au retour de la procession, on dit le verset et l'oraison ; ensuite Monseigneur donna la bénédiction avec la sainte relique, après quoi il commença la messe, qui fut chantée en musique ; solennellement, comme au jour et fête du Saint Sacrement, avec les mêmes cérémonies pendant tout l'office, après lequel on fit adorer la sainte relique.

Cela fait, on renferma le Précieux Sang dans son lieu ordinaire, et il ne parut plus de la journée. Les secondes vêpres furent dites à l'heure ordinaire. Tout l'office fut chanté en musique, et solennisé avec une très grande dévotion, et fêté, comme au jour du saint sacrement, avec les mêmes cérémonies, excepté que l'on ne porte ni chapes ni cierges à la procession.

Monseigneur l'Abbé y assista avec une grande quantité de peuple, tant des paroisses circonvoisines que d'ici.

On réitère tous les ans, au même jour du vendredi de la Passion, ces mêmes offices et cérémonies. On fait la procession avec la sainte relique.

Le sacré précieux Sang a fait beaucoup de miracles, et en fait encore tous les jours : en outre un qui a paru de nos jours vers l'année mil sept cent quinze :

Il y eut une très grande maladie contagieuse en cette année, qui dura longtemps en ces quartiers, même dans bien des endroits, et particulièrement dans le bourg d'Yvetot, où il mourut beaucoup de personnes.

Ce qui donna lieu aux habitants d'avoir recours à la sainte relique du précieux Sang, et avec tout le peuple d'Yvetot firent tous unanimement ensemble un vœu solennel d'aller, tous les ans, le lundi suivant du dimanche de la Sainte Trinité, en procession et pèlerinage, avec la plus grande dévotion qui leur serait possible, pour faire dire une messe solennelle au précieux sang de Jésus Christ, et y faire tous leurs dévotions et après la messe en recevoir la bénédiction, après laquelle l'on chanterait les litanies du Précieux Sang, pour prier Dieu et leur donner soulagement.

Aussitôt que le vœu fut fait, la maladie cessa ce qui obligea les habitants d'Yvetot d'élever et faire une société ou Confrérie du Précieux sang, et de députer leur chapelain avec quelqu'un des principaux de leurs bourgeois par devers Monseigneur l'Abbé, pour lui demander son agrément et son approbation, et qu'il leur accordât la signature de leurs statuts, avec les R. P. Prieurs, sous Prieurs et le Père sacristain, auxquels Monseigneur ordonna qu'on donnerait tous le ornements et out ce qui serait nécessaire pour dire la messe en exposant la sainte relique du précieux sang et de leur prêter la main en cas de quelque discorde de leur confrérie. Après avoir reçu cette approbation et ce consentement, ils ne manquèrent pas d'accomplir leurs vœux, et ils augmentèrent leur confrérie de beaucoup de personnes de l'un et l'autre sexes ; ils continuent tous les ans cette dévotion et viennent en procession à Fécamp, très dévotement, le lundi d'après le dimanche de la sainte Trinité, pour renouveler leurs vœux. Ils y viennent en chantant les sept psaumes, en bon ordre. Les hommes marchent deux à deux. La tête nue, avec un cierge à la main. Le mardi, on commence la messe à sept heures. Après toutes leurs dévotions faites, un chacun se retire où bon lui semble ; Ils s'en retournent en procession, en chantant les litanies des Saints, dans le même ordre qu'ils sont venus.

Cette dévotion est si grande, qu'il y a beaucoup de personnes de Fécamp et de différentes paroisses, qui ont adhérées à cette confrérie. Il y a aussi une quantité de bonnes âmes qui ne sont pas de la confrérie et qui ne manquent pas cependant d'assister à cette cérémonie de la messe et d'y faire aussi leurs dévotions tous les ans.

Le jour de la Fête du Précieux Sang et dans les autres jours de l'année, presque tous les pèlerins, après avoir vénérés la sainte relique déposée en l 'Abbaye de Fécamp, se rendent à l'établissement de la fontaine du Précieux sang. Lieu où d'après la tradition a échoué le tronc de figuier dépositaire de la relique. Un registre est ouvert, sur lequel se trouvent transcrites de nombreuses attestations de guérisons miraculeuses.



Auteur inconnu…

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