L'Etincelle du Cœur…
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Entrons dans le grand mouvement sphérique, oublions la trajectoire rectiligne qui suppose une progression et l'atteinte d'un but. Soyons comme une vague qui accepte sa trajectoire, sa force, sa faiblesse, sa liberté, l'absence de choix.
Dès que nous sortons du rectiligne, nous entrons naturellement dans la subtilité. Les méandres de notre
mouvement ne sont plus mouvement vers l'avant mais mouvement vers le vivant, vers le spontané, vers le
créatif.
Ce grand relâchement va nous apporter une joie insoupçonnée. C'est le premier signe que nous acceptons le
mouvement du monde, que nous quittons le domaine de cette prétention insensée à vouloir contrôler notre
destin et celui des autres.
La joie ne dépend que de cette acceptation, que de ce mouvement vers le fluide, vers le sphérique.
Cette nouvelle manière de se laisser être va toucher toutes les strates de la vie, ce qui est le sens de
l'approche tantrique, aucun domaine privilégié. Nous travaillons avec la totalité de ce qui fait un être
humain, notre yoga touche toute chose : la beauté, la violence, l'amour, la haine, le don, la possession.
Rien ne nous semble hors contexte.
Nous travaillons avec la totalité des manifestations humaines. Nous ne transformons rien, nous ne refusons
rien, nous ne transmutons pas les émotions négatives en leur contraire. Nous n'avons pas d'idéal. Nous
travaillons avec ce qui est.
Alors qu'au niveau du yoga nous travaillons à accompagner les émotions jusqu'à leur retour à la source
spatiale et sentons ainsi que toute émotion, même négative, nous reconduit ESPACE, au niveau de
Mahâmudrâ, nous saisissons en l'espace d'un éclair que l'émotion est spatiale dès son émergence et qu'elle
le reste jusqu'à sa dissolution. Nous ne pouvons plus échapper au corps espace, tout s'y inscrit.
Tout s'autolibère au moment même de l'émergence.
C'est ce que nous disait la deuxième stance: « lorsqu'il n'y a plus de forme il y a l'espace ».
Ce que nous essayons de faire est d'introduire à tout prix une forme. Mais en introduisant la forme nous
introduisons automatiquement la limite. Nous passons notre temps à introduire des limites.
Par ces limites nous introduisons la dualité, le fini, le pas fini, le début, la fin. Nous sommes
ballottés entre ces extrêmes de manière continue. Cet état absorbe une énergie folle, nous épuise, et
nous fait terriblement souffrir.
Dans la troisième stance, il est aussi question de la subjectivité. En Occident, on parle toujours d'être
objectif et on essaye d'atteindre cet idéal en apprenant toutes sortes de choses. Dans la vie, on fait
d'énormes efforts pour être objectif.
Dans le système tantrique, au contraire, on nous dit que l'objectivité est quelque chose de comprimé qui
n'a aucun intérêt. Ce qui est intéressant, c'est la pure subjectivité. On se sent alors déstabilisé, car
on croyait que l'idéal était l'objectivité et, maintenant, on nous dit que c'est la subjectivité.
Pourtant, la pure subjectivité est la conscience complètement ouverte. Cette idée est merveilleuse, car
quoi qu'on fasse on ne sort jamais de la conscience.
En effet, dès qu'on touche le frémissement, l'égarement et la confusion mêmes sont alors imprégnés de
conscience. On se trouve dans l'espace et on retourne à la source dont il est question dans ce
texte. « Immergée dans sa propre nature » signifie que quels que soient les sursauts, les souffrances,
on n'échappe pas au calme absolu, qui est le fondement de notre propre nature.
Il arrive un jour, durant la pratique, où nous faisons ces deux expériences simultanément. C'est un
moment extraordinaire : nous souffrons et, simultanément, nous sommes immergés dans un océan de
tranquillité. La souffrance nous paraissait intolérable parce que nous l'imaginions comme un état auquel
on ne pouvait mettre fin, un état tributaire des autres. Nous attendions que les autres mettent fin à
ce qui créait notre souffrance.
Dans notre cas, c'est complètement différent. Nous faisons l'expérience qu'il est possible de souffrir
et, en même temps, d'être dans le calme absolu. Dès que nous vivons cela, ne serait-ce que de manière
fugitive, tout notre rapport à la souffrance est transformé. Soudain nous avons beaucoup moins peur de
souffrir, car ce n'est plus quelque chose d'irréversible.
À mesure que nous nous autorisons à laisser la souffrance se manifester, nous nous apercevons que si
nous ne la contraignons plus d'aucune façon elle s'en va très vite.
Lorsque nous avons l'habitude d'une certaine souffrance, la voir un jour - celle-là même qu'on connaît,
celle-là même qui dure une semaine - revenir et soudain disparaître est très étonnant.
En même temps, l'ego se révolte et déclare: « Quand même, c'est ma souffrance, pourquoi n'est-elle
plus là ? » On l'appelle, on la cherche...
Tout cela est l'expérience de la pratique tantrique : faire ces expériences complètement hors norme,
en dehors de tout ce qu'on croyait possible, et se rendre compte que c'est la vérité fondamentale de
l'être humain.
À partir du moment où nous faisons ces expériences, nous avons un petit sourire quand la souffrance
revient, même lorsque c'est très violent, car nous savons désormais qu'elle peut repartir aussi vite
qu'elle est arrivée.
Nous entrons alors dans une sphère de mouvements rapides et d'acceptation. Nous savons que c'est un état
par lequel tout le monde passe, mais nous savons aussi que c'est quelque chose de fugitif.
Et lorsque nous avons fait plusieurs fois l'expérience, cela génère une sorte de confiance fondamentale
dans la vie, une sorte de retour au Soi, à sa propre nature.
Nous avons l'impression que quelle que soit l'énergie qui entre dans cette sphère, elle participe au
mouvement naturel de l'être humain.
Rien n'est à rejeter ni à conserver. Ce qui nous fait souffrir n'est autre qu'une force qui nous pousse
à vouloir choisir certaines choses et en éviter d'autres, et c'est précisément ce qui obstrue la
circulation de l’énergie.
En effet, dès qu'une émotion, un ressenti, une pensée agréable nous arrive, nous éprouvons le besoin de
la mettre en cage, de la suspendre dans notre espace sphérique. Évidemment, cela ne marche pas et le
bonheur nous échappe. Nous replongeons dans la souffrance.
Puis, dès que nous sentons les deux mouvements simultanés, nous retrouvons la confiance. Nous savons
que tôt ou tard la vie va nous apporter quelque chose qui nous sortira de la souffrance. Parfois même
la souffrance s'en va en courant, car s'il y a détente, c'est la souffrance qui « souffre » et se
retrouve dans un état de contraction.
On ne peut pas souffrir lorsque la respiration est calme, car dès qu'il y a souffrance tout le corps
se resserre, aussi bien physiquement que mentalement. Dès que nous faisons l'expérience de l'état volatil
de la souffrance, elle s'en va. Même souffrir profondément, pour de très bonnes raisons, ne réussit plus
à nous paralyser : quelle horreur !
Alors nous nous rendons compte combien nous sommes dépendants de cette souffrance, combien nous la
nourrissons, combien nous la flattons pour être sûr qu'elle ne nous abandonne pas, car la souffrance
nous donne la certitude d'être encore vivant.
Et, bien sûr, sentir que nous allons finalement, peut-être, cesser de souffrir deviendra une angoisse au
cours de la pratique.
Daniel Odier

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